Kobina :
« La migration n’est pas un crime. »
Kobina* se trouvait dans le laboratoire d’informatique de son école primaire à Toronto quand le directeur est entré pour lui dire que sa mère venait la chercher plus tôt. La fillette de huit ans a attrapé son manteau et son sac, vraiment contente de manquer l’école tout un après-midi. Sa joie a été de courte durée quand elle a vu sa mère sur la banquette arrière d’un véhicule de police.
« Maman pleurait », se rappelle la jeune fille deux ans plus tard. « J’ai mis mes bras autour d’elle. Puis, j’ai commencé à pleurer. »
Les policiers ont conduit Kobina et sa mère, Jane*, à un édifice de quelques étages coincé entre une succursale de Jiffy Lube et un concessionnaire de véhicules d’occasion dans l’ouest de la ville. Des gardiens de sécurité leur ont fait subir une fouille manuelle et ont saisi tous les objets qu’ils jugeaient dangereux, y compris l’agenda scolaire de Kobina, à cause de sa reliure à spirale. Il s’agissait du premier des 385 jours que cette fillette et sa mère passeraient au Centre de surveillance de l’immigration de Toronto.
Chaque année, des milliers de migrants se retrouvent en détention au Canada (ils étaient 7 300 en 2013). Un tiers d’entre eux sont envoyés dans des prisons provinciales, côtoyant des détenus qui sont en attente d’un procès pour des infractions criminelles ou qui purgent leur sentence. Les autres sont répartis dans les trois centres de surveillance de l’immigration situés à Montréal, à Toronto et à Vancouver et administrés par l’Agence des services frontaliers du Canada. Ils sont détenus pour des motifs administratifs. Par exemple, la personne migrante sans papiers peut être détenue pendant que les autorités de l’immigration cherchent à confirmer son identité. Une personne migrante peut aussi être détenue si elle est visée par une ordonnance de déportation, ou si les autorités ont des motifs raisonnables de croire qu’elle constitue un danger pour le public ou qu’elle « se soustraira vraisemblablement » à l’enquête d’immigration. Ce dernier motif explique la détention de Jane, qui, jusqu’à son arrestation, vivait « clandestinement » à Toronto depuis plusieurs années pour éviter d’être déportée après que le Canada a refusé sa demande d’asile où elle alléguait être persécutée au Ghana parce qu’elle est une femme.
Au moment où une personne migrante qui a des enfants est envoyée en détention, les autorités lui donnent le choix entre laisser ses enfants à un membre de sa famille élargie, les confier aux services d’aide à l’enfance, ou les garder avec elle. N’ayant aucune famille au Canada, Jane ne pouvait se faire à l’idée d’être séparée de sa fille : « Kobina est comme mes deux yeux. Sans elle, je perds tous mes repères. »
« Kobina est comme mes deux yeux. Sans elle, je perds tous mes repères. »
Kobina savait que sa mère avait fui le Ghana pour le Canada bien avant sa naissance et que son dossier d’immigration n’était pas en règle auprès des autorités d’immigration du Canada. Elle-même née à Toronto et citoyenne canadienne, Kobina ignorait totalement que sa mère et elle risquaient d’atterrir dans un endroit comparable à une prison à sécurité moyenne et d’y rester plus d’un an.
Selon le programme international des droits de la personne de l’Université de Toronto, il y aurait eu en moyenne 242 enfants détenus pour des raisons d’immigration chaque année entre 2010 et 2014. Cette estimation est certainement loin du nombre réel, puisqu’elle ne tient pas compte des enfants comme Kobina qui ne sont pas eux-mêmes visés par une ordonnance de détention, mais qui demeurent avec leurs parents qui le sont.
La détention d’enfants de migrants au Canada a été largement critiquée tant ici même — des avocats spécialisés en droit de l’immigration, des associations de professionnels de la santé et des militants du secteur communautaire font pression depuis des années sur le gouvernement fédéral pour mettre fin à cette pratique — qu’à l’étranger. Même le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies a fustigé le Canada plus d’une fois. Dans un rapport de 2012, le Comité a précisé « avec une profonde préoccupation que des enfants demandeurs d’asile sont souvent placés en rétention sans qu’il soit tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant » et a prié instamment le Canada à n’utiliser la rétention qu’en dernier recours.
Enfants migrants en détention
Selon le programme international des droits de la personne de l’Université de Toronto, il y aurait eu en moyenne 242 enfants détenus au Canada pour des raisons d’immigration chaque année entre 2010 et 2014. Cette estimation est certainement loin du nombre réel, puisqu’elle ne tient pas compte des enfants qui ne sont pas eux-mêmes visés par une ordonnance de détention, mais qui demeurent avec leurs parents qui le sont.
Source: http://ihrp.law.utoronto.ca/utfl_file/count/PUBLICATIONS/Report-NoLifeForAChild.pdf
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enfants migrants en détention chaque année
Des avocats du Bureau du droit des réfugiés d’Aide juridique Ontario ont été avisés de la situation de Jane et Kobina par une organisation non gouvernementale qui vient en aide aux migrants à l’intérieur même du centre de détention. Ils étaient tellement consternés qu’ils ont communiqué avec le ministre de l’Immigration de l’époque, John McCallum, qui est intervenu personnellement pour accorder à Jane un statut de résidente temporaire. Mère et fille ont été relâchées dès le lendemain.
« La migration n’est pas un crime », déclare la docteure Michaela Beder, une psychiatre de Toronto qui a évalué de nombreux migrants détenus. « Un grand nombre d’entre eux souffrent déjà de traumatismes ou de maladies mentales qui découlent de leur migration. » La docteure Beder a constaté que les conditions de détention qui s’apparentent à la vie en prison aggravent inévitablement les problèmes existants en plus d’empirer un état dépressif, anxieux, régressif ou suicidaire.
Kobina a trouvé le temps passé au centre de détention profondément ennuyant. C’est une sonnerie qui la réveillait le matin et elle rejoignait les autres quand il était temps de manger, mais elle sautait souvent le repas parce que la nourriture qu’on leur servait « baignait dans l’huile ». Les rares fois où ils ont eu droit à un dessert, c’était des « biscuits du Dollarama », et il a fallu que sa mère insiste pour qu’on leur serve des légumes frais en salade.
Même s’il y avait parfois d’autres enfants au centre de détention, ils étaient généralement plus jeunes que Kobina, ce qui explique qu’elle ne s’y est pas fait de vrais amis. Les personnes détenues pouvaient sortir dehors une fois par jour en hiver et deux fois par jour en été. Kobina se souvient que les enfants devaient jouer avec des ballons de soccer dégonflés.
Kobina passait la majeure partie de son temps à lire. Quand les avocats et le personnel de l’aide juridique ont commencé à s’occuper de son dossier, c’est par eux qu’elle a pu obtenir ses livres préférés, comme ceux sur la mythologie et la série Geronimo Stilton. Grâce au programme d’immersion française qu’elle a suivi, Kobina s’exprime couramment en anglais et en français. Trois fois par semaine, et même quatre fois de temps à autre, elle recevait la visite d’un tuteur qui venait l’aider pendant deux heures. C’était pour elle le meilleur moment de sa journée.
Mais rien ne peut lui faire oublier les petits gestes de cruauté gratuite. Comme la fois où elle a reçu par la poste un pot de Vaseline® qu’elle attendait depuis longtemps pour soulager ses lèvres et sa peau gercées et qui a été confisqué par des agents de sécurité « parce que c’est de la gelée de pétrole ». Ou la fois où le gestionnaire du centre a dit à Jane le jour de Noël qu’il appellerait les Services d’aide à l’enfance pour leur dire de venir chercher Kobina. Ou encore la fois où on a dû conduire Kobina à la salle d’urgence de l’hôpital parce qu’elle n’arrêtait pas de saigner du nez et que les gardiens ont dit à sa mère qu’elle pourrait accompagner sa fille seulement si elle était menottée.
« J’étais étourdie, j’avais des vertiges », dit Kobina pour décrire la scène dans la salle d’urgence, « mais je voyais ma mère près de moi avec des menottes. J’en ai longtemps fait des cauchemars. »
Aujourd’hui préposée au stationnement à Toronto, Jane attend sa résidence permanente. Elle pense recevoir la confirmation du ministère bientôt, mais tant qu’elle ne l’aura pas entre les mains, elle se sent vulnérable — c’est pour cette raison qu’elle nous a demandé de ne pas mentionner son vrai nom. Selon son avocat, Me Andrew Brouwer, elle a respecté toutes les exigences des autorités depuis sa remise en liberté.
Kobina est folle de joie d’avoir repris le chemin de l’école.
« J’étais tellement soulagée quand j’ai vu que je n’étais pas en retard sur les autres. » Au printemps dernier, le Council for Exceptional Children de l’Ontario, un organisme provincial sans but lucratif, lui a remis le prix Yes, I can, une distinction qui porte bien son nom, Kobina ayant prouvé qu’elle ne ment pas quand elle dit « oui, je le peux ».
En 2016, la Commission a demandé la création d’un organisme indépendant qui serait chargé de la surveillance et du suivi des activités de l’Agence des services frontaliers du Canada en lien avec la détention de migrants et d’autres ressortissants étrangers.
À l’heure actuelle, de nombreuses personnes migrantes sont gardées en détention sans que leurs droits de la personne soient protégés. Cette lacune est en partie attribuable au fait que la Loi canadienne sur les droits de la personne ne s’applique qu’aux personnes qui sont légalement présentes au Canada. La Commission soutient que si l’on empêche une personne de quitter le Canada, on ne peut plus la considérer comme étant « non légalement présente » et, de ce fait, elle devrait bénéficier de la protection de ses droits de la personne garantie par le Canada.
Enfants migrants en détention
Considérés comme étant à risque de prendre la fuite
À risque de prendre la fuite??
En moyenne, 86 % des enfants visés par une ordonnance de détention officielle sont détenus parce que l’on considère qu’ils risquent de prendre la fuite.
Source: http://ihrp.law.utoronto.ca/utfl_file/count/PUBLICATIONS/Report-NoLifeForAChild.pdf